"Il est avec nous tous les jours jusqu'à la fin du monde". Homélie pour la solennité de Pâques



Nous avons ressenti depuis hier l’émoi de l’univers confronté à la mort de son Roi – la terre a tremblé, le ciel s’est obscurci, et il ne fait pas l’ombre d’un doute que les mers proches ou lointaines ont été soulevées par des tempêtes, comme le feu a grondé au cœur des volcans.

Tous les éléments se sont révoltés contre l’irréversibilité de la mort de Dieu, et l’espace lui-même aurait pu se dissoudre si verticale et l’horizontale de la Croix ne l’avaient pas contraint à demeurer tel qu’en lui-même pour soutenir le sacrifice du Fils de Dieu. Si le temps seul s’est montré indifférent, c’est que l’irréversible est sa nature, et qu’aucune vie, sur terre, n’échappe à son empire.

La mère de Dieu est en proie à une souffrance qu’aucune parole ne parvient à exprimer, ni aucun silence à ensevelir. Les disciples sont dispersés. Judas s’est pendu. Pierre pleure à larmes amères. Pilate regrette. Le peuple, oublieux, s’adonne à une passion nouvelle, après avoir en moins d’une semaine bienvenu et crucifié un roi. Les anciens et les chefs des scribes prient et conspirent pour que dure indéfiniment cette amnésie, et que se rétablisse, à la place de l’espérance du libre royaume du Dieu vivant, l’antique oppression de la Loi dont eux seuls connaissent les arcanes.

Alors que point le jour d’après – cet impossible jour d’après qui surprend et désespère les personnes endeuillées plus encore que le jour des funérailles, seuls veillent quelques soldats, deux femmes, et une infinité de créatures célestes suspendues au dénouement d’un drame auquel ils sont moins accessibles que nous, puisqu’il est humain, mais dont ils mesurent mieux que nous la gravité, puisqu’il est divin.

Les soldats sont là par devoir. Ils servent avec cette constance que Jésus-Christ a jugée admirable chez le centurion dont il a guéri le serviteur : « Moi-même qui suis soumis à une autorité, j’ai des soldats sous mes ordres ; à l’un, je dis : “Va”, et il va ; à un autre : “Viens”, et il vient, et à mon esclave : “Fais ceci”, et il le fait. »

Ils gardent un cadavre comme ils ont arrêté un homme, comme ils l’ont frappé aussi, comme ils l’ont crucifié, et comme ils ont transpercé son cadavre. Obéissant tantôt aux ordres explicites de leur chef, tantôt aux ordres implicites des alliés de leur chef, et tantôt même à la soif de violence de la foule, ils servent une autorité qui exerce sur eux le même empire que la Loi sur les anciens et les chefs des scribes – l’autorité de la norme, de la hiérarchie, de la tradition également figés dans une implacable réprobation de la liberté, qui est pourtant consubstantielle à la condition humaine.

L’évangile ne les condamne pas. Mais il les présente comme les seuls qui n’aient pas pris la mesure du drame historique et cosmique, naturel et surnaturel, de la mort de Dieu. Bien-sûr l’apparition de l’ange les perturbe, puisque dans la crainte qu’ils éprouvent, ils se mettent à trembler et deviennent comme morts. Mais cela ne les empêche pas de tout rapporter aux grands prêtres, de prendre l’argent et de suivre les instructions.

Et nous faisons exactement comme eux à chaque fois qu’une motion de l’Esprit Saint, l’appel d’un ange, ou même un coucher de soleil du premier printemps semble nous dire qu’une autre vie est possible. Nous faisons exactement comme eux chaque fois que nous mettons notre vie, nos armes, nos talents, au service de l’irréversible.

Les femmes à l’inverse manifestent cette liberté invincible qui est le signe, en l’humanité, de l’image et de la ressemblance divine. « Après le sabbat, à l’heure où commençait à poindre le premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l’autre Marie vinrent pour regarder le sépulcre. »

Où les disciples se sont endormis très tôt dans la soirée, elles se sont levées très tôt le matin. Où ils n’ont pas su veiller avec le Christ, elles viennent pour le veiller. Où ils l’ont laissé s’éloigner, elles se rendent à sa rencontre.

Elles sont pour cela récompensées par la vision réconfortante de l’ange – ce même ange qui inspire de la crainte, des tremblements et un sommeil morbide aux figures humaines de l’aliénation et qui communique généreusement et lumineusement son message aux figures humaines de la liberté.

Mais elles sont surtout bénies d’être les premières à découvrir le ressuscité qui vient à leur rencontre, à la façon dont Dieu s’approche de tous ceux qui s’approchent de lui : « Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : « Je vous salue. » Elles s’approchèrent, lui saisirent les pieds et se prosternèrent devant lui. Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. »

Elles jouissent d’une révélation supérieure aux créatures célestes qui sont infiniment plus proche de Dieu que nous mais qui ne bénéficient pas comme nous du don de l’image et de la ressemblance.

Il faut la rencontre de deux femmes avec un ambassadeur angélique qui les introduit sur terre au Roi du Ciel pour que l’humanité apprenne la bonne nouvelle de la résurrection.

Il ne s’agit là ni d’un songe, ni d’une illusion, ni d’une apparition – mais d’une rencontre plénière, rendant le témoignage incontestable d’une résurrection plénière, de l’âme et du corps. Le seul fait qu’elles parviennent à saisir les pieds du Seigneur – ces pieds qu’elles-mêmes ou d’autres femmes ont baigné de larmes et de parfums et qu’elles tiennent dans leurs mains.

Après cette rencontre décisive, chacun suit la loi de sa nature.

Les soldats se rendent, sciemment et par obéissance, solidaires d’un mensonge – et il se font en cela les serviteurs de l’ordre injuste, politique, social, spirituel, qui mime en grimaçant l’harmonie primordiale.

Les femmes rendent ressuscité aux disciples le frère et le Dieu qu’ils ont laissé mourir.

Et Jésus Lui-même, dont nous avons entendu le dernier cri et deviné le dernier souffle, Jésus Lui-même nous parle en Verbe ressuscité : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. »

En cette nuit où nous confessons la résurrection du Christ, confessons aussi sa toute-puissance au ciel et sur la terre – une toute puissance dont nous sommes les témoins et les ambassadeurs, les messagers et les soldats, les femmes fidèles et les disciples infidèles – une toute puissance qui a besoin de nous pour illuminer, soigner, transfigurer et sauver le monde – et une toute puissance dont nous sommes continuellement participants puisqu’Il est avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde.
"Il est avec nous tous les jours jusqu'à la fin du monde". Homélie pour la solennité de Pâques

Dimanche 24 Avril 2022