Homélie du Mardi Saint: "Vos leçons apprises sont des sentences de cendre, vos défenses, des défenses d’argile" (Livre de Job)



Homélie du Mardi Saint: "Vos leçons apprises sont des sentences de cendre, vos défenses, des défenses d’argile" (Livre de Job)
Le livre de Job est lu pendant toute la Semaine Sainte dans la liturgie byzantine. Cette œuvre de sagesse, construite sous forme de dialogue entre Job et ses amis, soulève une question cruciale du rapport entre Dieu et l’humanité : celle de la souffrance d’un innocent. Cette question ne peut ne pas nous habiter pendant la Semaine où nous faisons mémoire de la passion du Seigneur Jésus.

Le livre de Job ne donne pas de réponse exhaustive à cette terrible question, mais il esquisse une conception de Dieu qui dépasse l’image traditionnelle d’un juge qui rétribue les hommes selon leurs mérites. Sur ce plan, le livre de Job est une excellente introduction à la Bonne Nouvelle de la mort et de la résurrection du Fils de Dieu, à l’Evangile qui rompt avec l’approche juridique de la religion et du péché, qui bouleverse la conception courante de la justice et de la rétribution de Dieu. Mais le livre de Job reste une introduction : il fait entrevoir le Dieu de la miséricorde sous l’image du Dieu de la justice ; il ne l’annonce pas encore de la façon aussi radicale que les apôtres du Christ. La réponse de Yahvé à Job, à la fin du livre, anticipe le bouleversement de l’image de Dieu causé par l’incarnation et la mort du Verbe de Dieu ; elle prévient l’homme que ce qu’il pense de Dieu est incroyablement éloigné de ce que Dieu est vraiment. Mais ce qu’est le dessein de Dieu, ce n’est pas le livre de Job qui le dit, c’est l’Evangile du Christ. Le livre de Job nous annonce que Dieu n’est pas ce que nous pensons de lui, mais c’est l’apôtre Jean qui nous révélera ce que Dieu est vraiment et il est Amour. Le triple amour du Père, du Fils et de l’Esprit, dont saint Philarète de Moscou dira que l’un – l’Amour du Père – crucifie, l’autre – l’Amour du Fils – est crucifié, et le troisième – l’Amour de l’Esprit – triomphe par la force de la Croix (Homélie pour le Vendredi Saint, 1816).

Mais regardons de plus près quelle est l’image de Dieu que le livre de Job juge insuffisante, voire fausse. C’est celle qui est prônée par les trois amis de Job, Eliphaz de Témân, Bildad de Shuah et Çophar de Naama, auxquels se joint, à la fin, un Elihu. A la fin du livre, Dieu désavoue les propos des trois amis de Job et, s’adressant à Eliphaz, dit : « Ma colère s’est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n’avez pas parlé de moi avec droiture comme l’a fait mon serviteur Job » (Jb 42, 7). Qu’ont-ils dit d’aussi inacceptable aux yeux de Dieu ? En fait, ils n’ont fait que répéter les idées encore très répandues parmi les croyants de nos jours que notre souffrance est liée à notre péché, que le dessein de Dieu suit le schéma strict de la rétribution. Ainsi, pour Bildad, Dieu ne peut fléchir le droit, Shaddaï ne peut fausser la justice : « Si tes fils ont péché contre lui, il les a livrés au pouvoir de leur faute » (Jb 8, 3-4), dit-il à Job qui vient de perdre tous ses enfants dans un terrible accident. Imaginez-vous dire la même chose à une mère ou à un père dont les enfants viennent de périr dans un accident de voiture ou dans une catastrophe naturelle ! Eliphaz, lui, ne cesse de répéter que l’homme est foncièrement impur face à son Créateur, que « Dieu ne fait même pas confiance à ses saints » (Jb 15, 15), « les Cieux, dit-il, ne sont pas purs à ses yeux. Combien moins cet être abominable et corrompu, l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau ! » (Jb 15, 16). Le Dieu de Çophar est un Dieu de vengeance qui réserve un horrible sort aux méchants et punit cruellement le pécheur : « Dieu lâche sur lui l’ardeur de sa colère, lance contre sa chair une pluie de traits. S’il fuit devant l’arme de fer, l’arc de bronze le transperce. Une flèche sort de son dos, une pointe étincelante de son foie. Les terreurs s’avancent contre lui, toutes les ténèbres cachées lui sont réservées. Un feu qu’on n’allume pas le dévore et consume ce qui reste sous sa tente. Les cieux dévoilent son iniquité, et la terre se dresse contre lui » (Jb 20, 23-27). N’est-ce pas ce que souhaitent certains zélotes de Dieu à ceux qu’ils considèrent comme impies ou ennemis de l’Eglise ?

En revanche, Job a éprouvé sur sa propre chair que la logique de Dieu n’est pas celle des hommes. Le monde ne fonctionne pas comme une cour de justice. Il arrive qu’un innocent souffre et qu’un méchant soit dans le bonheur apparent : « Pourquoi les méchants restent-ils en vie, vieillissent-ils et accroissent-ils leur puissance ? » (Jb 21, 7). Il ne sait pas encore que la vie de l’homme ne se limite pas à son existence terrestre. Il n’a pas encore la foi de la résurrection et de la vie éternelle, mais il pressent, de façon instinctive, inspirée, que le sort de l’homme ne se fixe pas sur cette terre, que la justice divine ne s’exerce pas dans les limites de sa brève existence dans ce monde. Il est en quête d’une espérance d’une vie nouvelle, après le shéol, d’une vie où l’amour de Dieu aurait libre cours, sans être entravé par la liberté dévoyée de l’homme souverain : « Si tu m’abritais dans le shéol, si tu m’y cachais, tant que dure ta colère, si tu me fixais un délai, pour te souvenir ensuite de moi : - car une fois mort, peut-on revivre ? – tous les jours de mon service j’attendrais, jusqu’à ce que vienne ma relève. Tu appellerais et je te répondrais ; tu voudrais revoir l’œuvre de tes mains. Tandis que maintenant tu comptes tous mes pas, tu n’observerais plus mon péché, tu scellerais ma transgression dans un sachet et tu couvrirais ma faute » (Jb 14, 13-17). Chers frères et sœurs, si ce n’est pas une des plus belles descriptions vétérotestamentaires du Royaume de Dieu, si ce n’est pas le plus vibrant des appels à une vie nouvelle, reprenez-moi !

Job a compris aussi, dans ses propres souffrances, combien une religion juridique et raide peut être dangereuse pour l’homme : « Vous iriez jusqu’à tirer au sort un orphelin, à faire bon marché de votre ami ! » dit-il à ses trois compagnons (Jb 6, 27). Considérer Dieu comme un Juge sans pitié, c’est lui faire offense et le méconnaître totalement : « Prenez-vous ainsi son parti, est-ce pour Dieu que vous plaidez ? Serait-il bon qu’il vous scrutât ? L’abuse-t-on comme on abuse un homme ? Il vous infligerait une sévère réprimande pour votre partialité secrète. Est-ce que sa majesté ne vous effraie pas ? Sa terreur ne fond-elle pas sur vous ? Vos leçons apprises sont des sentences de cendre, vos défenses, des défenses d’argile » (Jb 13, 8-12). Job sait que la justice de Dieu n’a rien à voir avec le procédé du droit humain : « Même si je suis dans mon droit, je reste sans réponse ; c’est mon Juge qu’il faudra supplier » (Jb 9, 15). Il sait que l’homme a de la valeur aux yeux de Dieu non pas tant pour ses propres mérites qu’en vertu de l’amour de Dieu pour lui. Autrement dit, un pécheur est rendu pur non pas par ses actes d’expiation, mais parce que Dieu le rend tel, par sa grâce. Ce ne sont pas les sacrifices et les rites qui nous purifient de nos péchés, mais l’amour de Dieu : « Si j’ai commis le mal, à quoi bon me fatiguer en vain ? Que je me lave avec de la saponaire, que je purifie mes mains à la soude ? Tu me plonges alors dans l’ordure, et mes vêtements même me prennent en horreur. Car lui n’est pas, comme moi, un homme : impossible de lui répondre, de comparaître ensemble en justice » (Jb 9, 29-31). C’est Dieu qui tient « en son pouvoir l’âme de tout vivant et le souffle de toute chair d’homme » (Jb 12, 10).

Contrairement à ses amis, Job sait que la misère et la petitesse de l’homme n’en font pas moins un être précieux pour Dieu. Oui, vu sur le plan cosmique, l’homme est outrageusement minuscule, il est impur comparé à son Créateur, il est passager, versatile et disparaît dans la poussière, mais il ne reste pas moins l’œuvre du grand Dieu, il n’est pas moins le fruit de la Sagesse infinie du Créateur. Job sait que l’homme est cher à Dieu, il sait faire appel à cette tendresse paternelle de Dieu : « Ne peux-tu tolérer mon offense, passer sur ma faute ? Car bientôt, je serai couché dans la poussière, tu me chercheras et je ne serai plus » (Jb 7, 21).

Nous qui nous apprêtons à célébrer la mort et la résurrection du Christ, nous savons que la souffrance innocente existe dans notre monde. Il n’y a pas que les pécheurs qui souffrent ! Nous savons aussi que cette souffrance n’a pas Dieu pour unique responsable. Enfin, nous sommes son image, nous avons été créés souverains et libres ! Nous savons aussi infliger la souffrance à nos prochains. Nous savons aussi que l’univers où nous vivons est un immense organisme dont les débordements font quelquefois des victimes. La planète sur laquelle nous habitons peut nous faire mal également : sans cela il n’y aurait pas de vie ! Mais nous savons également que notre vie sur terre qui peut aussi être un temps de bonheur et de joie, malgré et grâce à l’expérience de la souffrance, n’est pas la fin de notre existence en Dieu. Et nous pouvons dire, avec Job : « Je sais que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Une fois qu’ils m’auront arraché cette peau qui est mienne, hors de ma chair je verrai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi, celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger » (Jb 19, 25-27). Notre Défenseur, le Christ Jésus, est vivant, il nous relèvera avec lui pour nous faire voir Celui par qui et pour qui nous avons été créés, il nous rendra participants de sa vie bienheureuse et éternelle.

Mardi 10 Avril 2012
Alexandre Siniakov