Chers frères, nos deux précédents entretiens du Carême étaient consacrés à la création de l’univers, puis à la chute de l’homme. Il me semble cependant que nous avons omis de parler d’un point important : c’est l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme. Dans la mesure où notre réflexion doit nous orienter vers la contemplation du mystère de l’économie de Dieu – c’est-à-dire le salut de l’humanité par l’incarnation du Verbe Créateur – il est indispensable de bien comprendre ce que signifie le fait pour nous d’avoir été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu.
C’est le livre de la Genèse qui nous révèle cette idée extraordinaire : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre ». Et puis, au verset suivant : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 26-27). Plus loin, parlant de la formation de l’homme et de la femme et de la fondation du jardin d’Eden, la Genèse précise : « Alors, le Seigneur Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn 2, 7). Il sera de nouveau question de l'image de Dieu dans l'homme après l'alliance du Seigneur avec Noé: "Qui verse le sang de l'homme, par l'homme aura son sang versé. Car à l'image de Dieu l'homme a été fait" (Gn 9, 6).
Comment l’être humain, formé de la glaise du sol, la plus jeune des créatures terrestres, peut-il être une image de Dieu ? Voilà une question difficile à laquelle il n’existe pas de réponse exhaustive, à moins d’avoir percé les secrets de la pensée de Dieu. Elle est d’autant plus passionnante, qu’on n’a pas fini de découvrir toute la profondeur de cette réalité. Le fait de ne pouvoir expliquer formellement et pleinement ce que signifie l’image de Dieu dans l’homme, au lieu de nous faire douter de cette vérité, doit, au contraire, nous stimuler dans les recherches de son sens véritable. C’est exactement comme avec la connaissance de Dieu lui-même, essence inaccessible à la raison humaine par son caractère infini et indéfinissable. En effet, pourquoi serions-nous incapables de concevoir la nature divine dans sa totalité et capables d’expliquer ce qui fait de nous l’image du Dieu inaccessible et ineffable ? Dans les deux cas, l’objet de notre quête est aussi intime qu’indéfinissable, aussi proche qu’inaccessible. Comme le dit Grégoire de Nazianze, « la divinité ne peut pas être saisie par la pensée humaine et elle ne peut être imaginée tout entière, telle qu’elle est » (Or. 28, 11). Mais il précise : « Cette nature que l’on ne peut ni saisir ni comprendre. Je dis : ni saisir ni comprendre non pas qu’elle existe, mais ce qu’elle est… Ainsi, tu ne peux pas trouver dans notre sincérité le principe d’un ‘athéisme’ et d’une ‘ruse de sycophante’, et tu ne peux plus te dresser contre nous en prétendant que nous avouons notre ignorance » (Or. 28, 5). Saint Maxime le Confesseur paraphrase très bien cette idée : « Ne va pas, parce qu’en toute bonne foi nous disons que l’essence divine est insaisissable, tourner malignement notre propos en concluant que son existence même est insaisissable, et en tirer que nous vénérons une absence de Dieu » (Ambigua ad Ioannem). On pourrait dire la même chose de la compréhension de l’image de Dieu dans l’homme : nous ne pouvons prétendre d’en avoir saisi la signification intégrale, mais cela ne rend pas moins réel le fait que nous sommes, par notre nature, de vraies icônes de Dieu. C’est ce qu’affirme saint Grégoire de Nysse : « Comme l’une des propriétés de la nature divine est son caractère insaisissable, en cela aussi l’image doit ressembler à son modèle » (La création de l’homme, XI).
La façon d’envisager comment l’homme est l’image et la ressemblance de Dieu a varié d’un Père de l’Eglise à un autre, d’une époque à une autre, d’un contexte philosophique à un autre. Je n’ai pas la prétention d’exposer ici tous les points de vue sur la question, mais d’en mentionner quelques-uns qui me semblent particulièrement opportuns en cette période de Carême et dans le cadre de la réflexion sur le mystère de notre salut. Premièrement, il sera question de la similitude entre Dieu et l’homme dans le contexte de la distinction entre la partie spirituelle et matérielle de la nature humaine. En deuxième lieu sera mentionnée la différenciation entre les notions d’image et de ressemblance. Enfin, le troisième point sera le lien avec l’incarnation du Verbe de Dieu.
Une approche consiste à considérer la partie intellectuelle, raisonnable de l’être humain – le noûs ou l’âme – comme l’élément où réside la ressemblance de l’homme avec Dieu. La raison humaine, ce souffle que Dieu a mis dans l’homme, est ce qui le distingue des animaux et ce qui l’apparente à son Créateur. C’est l’avis des grands Cappadociens. Par exemple, Grégoire de Nysse affirme que l’homme est le milieu entre Dieu et le monde créé : « Entre deux extrêmes opposés l’un à l’autre, l’homme tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l’irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres : de la Divinité, il a la raison et l’intelligence qui n’admettent pas en elles la division en mâle et femelle ; de l’irrationnel il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l’un et l’autre caractère dans leur intégralité » (ibid., XVI). Grégoire le Théologien considère lui aussi que l’âme noétique ou raisonnable est ce qui apparente l’homme à Dieu ; elle est l’intermédiaire entre la divinité et l’épaisseur de la chair ; elle est l’élément « souverain » qui constitue l’homme avant tout, même s’il reconnaît que l’humanité ne peut se résumer à sa seule partie raisonnable.
Cette conception de l’homme, certainement influencée par l’anthropologie platonicienne, a donné naissance à une spiritualité dont la forme extrême peut envisager le salut comme la délivrance de l’intellect raisonnable et divin de sa prison charnelle et matérielle. C’est la tendance qui est présente, par exemple, chez Evagre le Pontique, un grand moine du IVe siècle, dont certaines œuvres font partie de la Philocalie monastique orthodoxe. On lui a reproché d’avoir quelquefois transformé le prophétisme des moines en un intellectualisme spiritualiste, plus proche de la pensée de Platon que de l’enseignement apostolique. Ainsi, le père Jean Meyendorff pense que la conception néoplatonicienne de la divinité naturelle de l’intellect – noûs – humain amenait Evagre « à concevoir l’ascèse monastique non pas comme un témoignage apporté par la matière elle-même sur la présence en nous du Royaume de Dieu, mais comme une désincarnation de l’intelligence qui, dans la prière, s’adonnait à son activité propre » (Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe). La grande tradition monastique de l’Eglise a cependant réussi à éviter le danger d’une intellectualisation ou dématérialisation extrême, en rappelant que l’homme a été créé spirituel et matériel par Dieu lui-même et que le Verbe divin lui-même n’a pas dédaigné assumer toute notre nature – esprit, âme et corps – pour sauver l’humanité tout entière. C’est avec le corps ressuscité et transfiguré que le Christ s’est élevé auprès de la majesté du Père et c’est dans cette humanité assumée intégralement, mais libérée du péché et de ses conséquences, que le Seigneur reviendra juger les vivants et les morts. Saint Macaire d’Egypte montre bien que l’âme et le corps de l’homme bénéficient également du salut de Dieu : « La gloire que les saints possèdent dès aujourd’hui dans leurs âmes couvrira, revêtira et enlèvera dans les cieux les corps nus. Notre corps et notre âme reposeront donc éternellement avec le Seigneur dans le Royaume ».
C’est dans la réunion des deux contraires – de l’esprit et de la chair – que Grégoire le Théologien voit le caractère exceptionnel de l’homme par rapport au reste de la nature créée : « Jusque-là l’esprit et le sensible, si distincts entre eux, restaient dans leurs propres limites et portaient en eux-mêmes la majesté du Verbe Artisan du monde ; ils louaient silencieusement la grandeur de l’œuvre et ils étaient les hérauts répandus partout. Il n’y avait pas encore la fusion des deux ni le mélange des contraires, qui sont le signe distinctif d’une sagesse plus grande et de la magnificence divine à l’égard des êtres créés ; toute la richesse de la bonté de Dieu ne s’était pas encore signalée. Alors, voulant manifester tout cela, le Verbe Artisan organise aussi un être vivant composé des deux, je veux dire la nature visible et la nature invisible : c’est l’homme. Il tire le corps de l’homme de la matière déjà créée auparavant, et il prend en Lui-même une vie qu’il met dans l’homme, c’est-à-dire une âme spirituelle et une image de Dieu – le récit biblique le sait - ; puis cet homme, un second univers, grand dans sa petitesse, il le place sur la terre comme un autre ange, un adorateur formé d’éléments divers, un contemplateur de la création visible, un initié de la création invisible, un roi de ce qui est sur la terre, un sujet de ce qui est en haut, un être terrestre et céleste, éphémère et immortel, visible et intelligible, intermédiaire entre la grandeur et la bassesse, à la fois esprit et chair : esprit pour l’action de grâces, chair pour l’orgueil, l’un, afin qu’il demeure à jamais et glorifie son créateur, l’autre, afin qu’il souffre, et qu’en souffrant il se souvienne de ce qu’il est et soit corrigé s’il ambitionne la grandeur, être vivant dirigé ici-bas par la Providence et en marche vers un autre monde, et, comble du mystère, par son penchant vers Dieu il devient un Dieu » (Or. 38, 11).
Maintenant, après avoir noté que, même si l’esprit humain est plus apparenté à Dieu, c’est l’homme dans sa totalité – composé de chair et d’âme raisonnable – qui est l’image et la ressemblance de son Créateur, passons au second point de ce discours. Si certains Pères ont compris de la même façon image et ressemblance, d’autres ont distingué ces deux notions. Ainsi, saint Maxime le Confesseur associe l’image à la nature (ou encore logos) et la ressemblance à l’hypostase (ou tropos). De même, Jean Damascène distingue entre l’image qui est gravée dans notre nature et la ressemblance qui s’acquiert par la pratique de la vertu : « C’est à partir d’une nature visible et d’une invisible que Dieu crée l’homme de ses propres mains à son image et à sa ressemblance : il a façonné le corps à partir de la terre et donné à ce corps une âme rationnelle et intellective au moyen de son propre souffle, ce que précisément nous disons être l’image de Dieu. En effet l’expression à l’image désigne l’aspect intellectif et de libre arbitre, et à sa ressemblance, la ressemblance dans l’ordre de la vertu, dans la limite du possible » (La Foi orthodoxe, 26).
L’homme est donc naturellement image de son Créateur ; les propriétés de son essence qui en font une icône de Dieu sont inaliénables. Il s’agit de sa liberté, de son indépendance potentielle, de sa capacité à raisonner et à parler, de sa créativité, mais aussi de son immortalité. En revanche, la ressemblance avec Dieu est un potentiel qui se révèle grâce à un choix délibéré. Comme l’écrit Jean-Claude Larchet, en commentant la vision de Maxime le Confesseur, « alors que l’image fait partie de la constitution naturelle de l’homme et lui est d’emblée donnée par le Créateur, ne supposant aucune intervention de sa part, la ressemblance n’est au départ que potentielle ; elle demande sa participation personnelle pour être réalisée et est dans ce sens tributaire de sa disposition de vouloir et de son choix » (La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, Paris : Cerf, 2009, p. 156). On pourrait dire que l’image de Dieu en nous, c’est notre capacité à recevoir la grâce de Dieu, notre disposition naturelle à devenir un avec lui par la divinisation, à être un dieu créé ou un dieu par grâce, tandis que la ressemblance avec le Créateur, c’est notre aptitude personnelle à s’approprier notre propre nature, à faire de la sorte que les biens dont Dieu nous a dotés deviennent nôtres par un choix libre et conscient. Comme le disait saint Grégoire de Nazianze, « Dieu a honoré l’homme en lui conférant la liberté, afin que le bien appartienne en propre à celui qui le choisit, non moins qu’à Celui qui posa les prémices du bien dans la nature » (Or. 45, 8). Nous sommes des images de Dieu par la grâce accordée à notre nature ; nous ressemblons à Dieu en assumant cette grâce librement et en y ordonnant tout notre vouloir et toute notre vie.
Nous avons été créés parfaits, mais nous devions encore nous approprier notre propre perfection par l’exercice de notre liberté. Comme le rappelle Vladimir Lossky (« Image et Ressemblance » dans Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Paris : Cerf, 2009, p. 121), nous avons été conçus comme des êtres tendant vers la divinisation : la grâce présente dès l’origine dans l’homme rendait son âme capable de recevoir en elle et de faire sienne cette énergie déifiante. Ainsi, l’homme ne pouvait devenir dieu par grâce, c’est-à-dire une image accomplie de Dieu, que par sa propre volonté. Or, c’est par elle, par notre liberté, que le péché est entré dans le monde. Lui qui est la maladie de la volonté naturelle de l’homme. Nous en avons déjà parlé : le désir de goûter au fruit de la connaissance du bien et du mal a brisé en nous la simplicité originelle, nous a conduits à nous intéresser au néant, puisque le mal est néant. Le péché, c’est un détournement de l’énergie naturelle de l’homme, donnée pour sa divinisation, vers la matière. Comme l’écrit V. Lossky, « l’homme a obstrué en lui la faculté de communier avec Dieu, il a fermé la voie à la grâce qui devait s’épancher par lui sur toute la création » (ibid., p. 127). L’image divine en nous n’a pas été effacée totalement, mais ternie par la chute du premier Adam : elle n’a pas abouti à une ressemblance libre de l’homme avec son Dieu. Ce que n’a pu faire le premier Adam, l’humanité à la volonté détournée, a été accompli par le second Adam, tout aussi consubstantiel à nous, le Christ. Le premier Adam devait devenir dieu, en utilisant sa liberté souveraine à cultiver sa similitude naturelle avec le Verbe créateur. Le premier Adam, tiré du néant et façonné de la glaise, devait devenir dieu par grâce, en s’appropriant le don fait à sa nature par l’Artisan de l’univers. Il y a échoué. C’est alors qu’est venu le second Adam qui n’était plus créature appelée à ressembler au Créateur, mais le Créateur lui-même qui a assumé la condition de créature. Le mouvement ascendant auquel a failli le premier Adam a été suppléé par le mouvement descendant du Verbe divin. L’Image éternelle et incréée du Père invisible, le Verbe sortant de la bouche Dieu, s’est fait homme pour restaurer l’image créée de Dieu. L’Image incréée de Dieu a sauvé l’image créée. Le premier Adam appelait, peut-être même avant la chute, le second Adam. Selon V. Lossky, « l’homme devait réunir par la grâce deux natures [divine et humaine] dans son hypostase créée, devenir un ‘dieu créé’, un ‘dieu par grâce’, à l’encontre du Christ, personne divine ayant assumé la nature humaine. Le concours des deux volontés est nécessaire pour parvenir à cette fin : d’une part, la volonté divine déifiante conférant la grâce par le Saint-Esprit présent dans la personne humaine ; d’autre part, la volonté humaine qui se soumet à la volonté de Dieu en recevant la grâce, en l’acquérant, en la laissant pénétrer entièrement la nature » (ibid., p. 122).
Nous sommes désormais doublement images de Dieu : d’abord, parce que nous avons été créés tels par le Verbe divin et ensuite, parce que nous avons été assumé par ce même Verbe devenu pleinement homme. L’Image éternelle et incréée de Dieu est devenue une seule hypostase avec l’image créée et temporelle : cette hypostase qui a réuni la divinité et l’humanité, c’est le Christ Jésus, notre Seigneur et Sauveur.
En conclusion, chers frères, il faut ajouter que le fait même que nous soyons des personnes, des hypostases, relève, lui aussi, de notre dignité d’image de Dieu. « L’homme est un être personnel placé en face d’un Dieu personnel » (V. Lossky, ibid., p. 119). L’humanité est une seule nature qui se réalise pleinement dans une personne ou hypostase. Comme dans la Trinité où chaque Hypostase divine possède la plénitude de l’essence, sans aucune division ni confusion. Chaque personne humaine possède la plénitude de la nature humaine : elle n’en est pas une partie, ni un individu, mais bien la totalité. La multitude de personnes humaines ne divise pas l’unique humanité, mais l’enrichit. C’est toute la différence entre personne et individu. Le péché nous a rendu individuels, la grâce devait faire de nous des êtres personnels non pas déterminés par la nature et soumis à un destin fataliste, mais capables de déterminer notre nature pour l’assimiler à son Archétype. « La personne humaine, dit V. Lossky, n’est pas une partie de l’être humain, comme les Personnes de la Trinité ne sont pas des parties de Dieu. C’est pourquoi la qualité de l’image de Dieu ne revient pas à un élément quelconque du composé humain, mais se réfère à toute la nature de l’homme dans son intégrité. Le premier homme qui contenait en lui toute la nature humaine était aussi la personne unique » (ibid., p. 115).
Chacun de nous, frères, est une personne unique qui contient toute l’humanité. Chacun de vous est un être personnel créé à l’image de Dieu et placé face aux trois Personnes de l’unique Trinité. Ce qui fait que la Trinité n’est pas trois dieux, c’est d’abord sa consubstantialité, mais aussi l’amour entre les Personnes divines. L’amour est ce qui permet à nous, hommes, de ne pas être des individus, mais des personnes. Reconnaître dans l’autrui l’image de Dieu, se détacher de l’arbitraire individuel pour retrouver la vraie liberté dans notre nature commune, c’est ce que nous cherchons à accomplir en Église pour réaliser en nous l’image de Dieu, pour ressembler ensemble, comme des personnes consubstantielles, à la Trinité digne de toute gloire et adoration.
C’est le livre de la Genèse qui nous révèle cette idée extraordinaire : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre ». Et puis, au verset suivant : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 26-27). Plus loin, parlant de la formation de l’homme et de la femme et de la fondation du jardin d’Eden, la Genèse précise : « Alors, le Seigneur Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn 2, 7). Il sera de nouveau question de l'image de Dieu dans l'homme après l'alliance du Seigneur avec Noé: "Qui verse le sang de l'homme, par l'homme aura son sang versé. Car à l'image de Dieu l'homme a été fait" (Gn 9, 6).
Comment l’être humain, formé de la glaise du sol, la plus jeune des créatures terrestres, peut-il être une image de Dieu ? Voilà une question difficile à laquelle il n’existe pas de réponse exhaustive, à moins d’avoir percé les secrets de la pensée de Dieu. Elle est d’autant plus passionnante, qu’on n’a pas fini de découvrir toute la profondeur de cette réalité. Le fait de ne pouvoir expliquer formellement et pleinement ce que signifie l’image de Dieu dans l’homme, au lieu de nous faire douter de cette vérité, doit, au contraire, nous stimuler dans les recherches de son sens véritable. C’est exactement comme avec la connaissance de Dieu lui-même, essence inaccessible à la raison humaine par son caractère infini et indéfinissable. En effet, pourquoi serions-nous incapables de concevoir la nature divine dans sa totalité et capables d’expliquer ce qui fait de nous l’image du Dieu inaccessible et ineffable ? Dans les deux cas, l’objet de notre quête est aussi intime qu’indéfinissable, aussi proche qu’inaccessible. Comme le dit Grégoire de Nazianze, « la divinité ne peut pas être saisie par la pensée humaine et elle ne peut être imaginée tout entière, telle qu’elle est » (Or. 28, 11). Mais il précise : « Cette nature que l’on ne peut ni saisir ni comprendre. Je dis : ni saisir ni comprendre non pas qu’elle existe, mais ce qu’elle est… Ainsi, tu ne peux pas trouver dans notre sincérité le principe d’un ‘athéisme’ et d’une ‘ruse de sycophante’, et tu ne peux plus te dresser contre nous en prétendant que nous avouons notre ignorance » (Or. 28, 5). Saint Maxime le Confesseur paraphrase très bien cette idée : « Ne va pas, parce qu’en toute bonne foi nous disons que l’essence divine est insaisissable, tourner malignement notre propos en concluant que son existence même est insaisissable, et en tirer que nous vénérons une absence de Dieu » (Ambigua ad Ioannem). On pourrait dire la même chose de la compréhension de l’image de Dieu dans l’homme : nous ne pouvons prétendre d’en avoir saisi la signification intégrale, mais cela ne rend pas moins réel le fait que nous sommes, par notre nature, de vraies icônes de Dieu. C’est ce qu’affirme saint Grégoire de Nysse : « Comme l’une des propriétés de la nature divine est son caractère insaisissable, en cela aussi l’image doit ressembler à son modèle » (La création de l’homme, XI).
La façon d’envisager comment l’homme est l’image et la ressemblance de Dieu a varié d’un Père de l’Eglise à un autre, d’une époque à une autre, d’un contexte philosophique à un autre. Je n’ai pas la prétention d’exposer ici tous les points de vue sur la question, mais d’en mentionner quelques-uns qui me semblent particulièrement opportuns en cette période de Carême et dans le cadre de la réflexion sur le mystère de notre salut. Premièrement, il sera question de la similitude entre Dieu et l’homme dans le contexte de la distinction entre la partie spirituelle et matérielle de la nature humaine. En deuxième lieu sera mentionnée la différenciation entre les notions d’image et de ressemblance. Enfin, le troisième point sera le lien avec l’incarnation du Verbe de Dieu.
Une approche consiste à considérer la partie intellectuelle, raisonnable de l’être humain – le noûs ou l’âme – comme l’élément où réside la ressemblance de l’homme avec Dieu. La raison humaine, ce souffle que Dieu a mis dans l’homme, est ce qui le distingue des animaux et ce qui l’apparente à son Créateur. C’est l’avis des grands Cappadociens. Par exemple, Grégoire de Nysse affirme que l’homme est le milieu entre Dieu et le monde créé : « Entre deux extrêmes opposés l’un à l’autre, l’homme tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l’irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres : de la Divinité, il a la raison et l’intelligence qui n’admettent pas en elles la division en mâle et femelle ; de l’irrationnel il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l’un et l’autre caractère dans leur intégralité » (ibid., XVI). Grégoire le Théologien considère lui aussi que l’âme noétique ou raisonnable est ce qui apparente l’homme à Dieu ; elle est l’intermédiaire entre la divinité et l’épaisseur de la chair ; elle est l’élément « souverain » qui constitue l’homme avant tout, même s’il reconnaît que l’humanité ne peut se résumer à sa seule partie raisonnable.
Cette conception de l’homme, certainement influencée par l’anthropologie platonicienne, a donné naissance à une spiritualité dont la forme extrême peut envisager le salut comme la délivrance de l’intellect raisonnable et divin de sa prison charnelle et matérielle. C’est la tendance qui est présente, par exemple, chez Evagre le Pontique, un grand moine du IVe siècle, dont certaines œuvres font partie de la Philocalie monastique orthodoxe. On lui a reproché d’avoir quelquefois transformé le prophétisme des moines en un intellectualisme spiritualiste, plus proche de la pensée de Platon que de l’enseignement apostolique. Ainsi, le père Jean Meyendorff pense que la conception néoplatonicienne de la divinité naturelle de l’intellect – noûs – humain amenait Evagre « à concevoir l’ascèse monastique non pas comme un témoignage apporté par la matière elle-même sur la présence en nous du Royaume de Dieu, mais comme une désincarnation de l’intelligence qui, dans la prière, s’adonnait à son activité propre » (Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe). La grande tradition monastique de l’Eglise a cependant réussi à éviter le danger d’une intellectualisation ou dématérialisation extrême, en rappelant que l’homme a été créé spirituel et matériel par Dieu lui-même et que le Verbe divin lui-même n’a pas dédaigné assumer toute notre nature – esprit, âme et corps – pour sauver l’humanité tout entière. C’est avec le corps ressuscité et transfiguré que le Christ s’est élevé auprès de la majesté du Père et c’est dans cette humanité assumée intégralement, mais libérée du péché et de ses conséquences, que le Seigneur reviendra juger les vivants et les morts. Saint Macaire d’Egypte montre bien que l’âme et le corps de l’homme bénéficient également du salut de Dieu : « La gloire que les saints possèdent dès aujourd’hui dans leurs âmes couvrira, revêtira et enlèvera dans les cieux les corps nus. Notre corps et notre âme reposeront donc éternellement avec le Seigneur dans le Royaume ».
C’est dans la réunion des deux contraires – de l’esprit et de la chair – que Grégoire le Théologien voit le caractère exceptionnel de l’homme par rapport au reste de la nature créée : « Jusque-là l’esprit et le sensible, si distincts entre eux, restaient dans leurs propres limites et portaient en eux-mêmes la majesté du Verbe Artisan du monde ; ils louaient silencieusement la grandeur de l’œuvre et ils étaient les hérauts répandus partout. Il n’y avait pas encore la fusion des deux ni le mélange des contraires, qui sont le signe distinctif d’une sagesse plus grande et de la magnificence divine à l’égard des êtres créés ; toute la richesse de la bonté de Dieu ne s’était pas encore signalée. Alors, voulant manifester tout cela, le Verbe Artisan organise aussi un être vivant composé des deux, je veux dire la nature visible et la nature invisible : c’est l’homme. Il tire le corps de l’homme de la matière déjà créée auparavant, et il prend en Lui-même une vie qu’il met dans l’homme, c’est-à-dire une âme spirituelle et une image de Dieu – le récit biblique le sait - ; puis cet homme, un second univers, grand dans sa petitesse, il le place sur la terre comme un autre ange, un adorateur formé d’éléments divers, un contemplateur de la création visible, un initié de la création invisible, un roi de ce qui est sur la terre, un sujet de ce qui est en haut, un être terrestre et céleste, éphémère et immortel, visible et intelligible, intermédiaire entre la grandeur et la bassesse, à la fois esprit et chair : esprit pour l’action de grâces, chair pour l’orgueil, l’un, afin qu’il demeure à jamais et glorifie son créateur, l’autre, afin qu’il souffre, et qu’en souffrant il se souvienne de ce qu’il est et soit corrigé s’il ambitionne la grandeur, être vivant dirigé ici-bas par la Providence et en marche vers un autre monde, et, comble du mystère, par son penchant vers Dieu il devient un Dieu » (Or. 38, 11).
Maintenant, après avoir noté que, même si l’esprit humain est plus apparenté à Dieu, c’est l’homme dans sa totalité – composé de chair et d’âme raisonnable – qui est l’image et la ressemblance de son Créateur, passons au second point de ce discours. Si certains Pères ont compris de la même façon image et ressemblance, d’autres ont distingué ces deux notions. Ainsi, saint Maxime le Confesseur associe l’image à la nature (ou encore logos) et la ressemblance à l’hypostase (ou tropos). De même, Jean Damascène distingue entre l’image qui est gravée dans notre nature et la ressemblance qui s’acquiert par la pratique de la vertu : « C’est à partir d’une nature visible et d’une invisible que Dieu crée l’homme de ses propres mains à son image et à sa ressemblance : il a façonné le corps à partir de la terre et donné à ce corps une âme rationnelle et intellective au moyen de son propre souffle, ce que précisément nous disons être l’image de Dieu. En effet l’expression à l’image désigne l’aspect intellectif et de libre arbitre, et à sa ressemblance, la ressemblance dans l’ordre de la vertu, dans la limite du possible » (La Foi orthodoxe, 26).
L’homme est donc naturellement image de son Créateur ; les propriétés de son essence qui en font une icône de Dieu sont inaliénables. Il s’agit de sa liberté, de son indépendance potentielle, de sa capacité à raisonner et à parler, de sa créativité, mais aussi de son immortalité. En revanche, la ressemblance avec Dieu est un potentiel qui se révèle grâce à un choix délibéré. Comme l’écrit Jean-Claude Larchet, en commentant la vision de Maxime le Confesseur, « alors que l’image fait partie de la constitution naturelle de l’homme et lui est d’emblée donnée par le Créateur, ne supposant aucune intervention de sa part, la ressemblance n’est au départ que potentielle ; elle demande sa participation personnelle pour être réalisée et est dans ce sens tributaire de sa disposition de vouloir et de son choix » (La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, Paris : Cerf, 2009, p. 156). On pourrait dire que l’image de Dieu en nous, c’est notre capacité à recevoir la grâce de Dieu, notre disposition naturelle à devenir un avec lui par la divinisation, à être un dieu créé ou un dieu par grâce, tandis que la ressemblance avec le Créateur, c’est notre aptitude personnelle à s’approprier notre propre nature, à faire de la sorte que les biens dont Dieu nous a dotés deviennent nôtres par un choix libre et conscient. Comme le disait saint Grégoire de Nazianze, « Dieu a honoré l’homme en lui conférant la liberté, afin que le bien appartienne en propre à celui qui le choisit, non moins qu’à Celui qui posa les prémices du bien dans la nature » (Or. 45, 8). Nous sommes des images de Dieu par la grâce accordée à notre nature ; nous ressemblons à Dieu en assumant cette grâce librement et en y ordonnant tout notre vouloir et toute notre vie.
Nous avons été créés parfaits, mais nous devions encore nous approprier notre propre perfection par l’exercice de notre liberté. Comme le rappelle Vladimir Lossky (« Image et Ressemblance » dans Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Paris : Cerf, 2009, p. 121), nous avons été conçus comme des êtres tendant vers la divinisation : la grâce présente dès l’origine dans l’homme rendait son âme capable de recevoir en elle et de faire sienne cette énergie déifiante. Ainsi, l’homme ne pouvait devenir dieu par grâce, c’est-à-dire une image accomplie de Dieu, que par sa propre volonté. Or, c’est par elle, par notre liberté, que le péché est entré dans le monde. Lui qui est la maladie de la volonté naturelle de l’homme. Nous en avons déjà parlé : le désir de goûter au fruit de la connaissance du bien et du mal a brisé en nous la simplicité originelle, nous a conduits à nous intéresser au néant, puisque le mal est néant. Le péché, c’est un détournement de l’énergie naturelle de l’homme, donnée pour sa divinisation, vers la matière. Comme l’écrit V. Lossky, « l’homme a obstrué en lui la faculté de communier avec Dieu, il a fermé la voie à la grâce qui devait s’épancher par lui sur toute la création » (ibid., p. 127). L’image divine en nous n’a pas été effacée totalement, mais ternie par la chute du premier Adam : elle n’a pas abouti à une ressemblance libre de l’homme avec son Dieu. Ce que n’a pu faire le premier Adam, l’humanité à la volonté détournée, a été accompli par le second Adam, tout aussi consubstantiel à nous, le Christ. Le premier Adam devait devenir dieu, en utilisant sa liberté souveraine à cultiver sa similitude naturelle avec le Verbe créateur. Le premier Adam, tiré du néant et façonné de la glaise, devait devenir dieu par grâce, en s’appropriant le don fait à sa nature par l’Artisan de l’univers. Il y a échoué. C’est alors qu’est venu le second Adam qui n’était plus créature appelée à ressembler au Créateur, mais le Créateur lui-même qui a assumé la condition de créature. Le mouvement ascendant auquel a failli le premier Adam a été suppléé par le mouvement descendant du Verbe divin. L’Image éternelle et incréée du Père invisible, le Verbe sortant de la bouche Dieu, s’est fait homme pour restaurer l’image créée de Dieu. L’Image incréée de Dieu a sauvé l’image créée. Le premier Adam appelait, peut-être même avant la chute, le second Adam. Selon V. Lossky, « l’homme devait réunir par la grâce deux natures [divine et humaine] dans son hypostase créée, devenir un ‘dieu créé’, un ‘dieu par grâce’, à l’encontre du Christ, personne divine ayant assumé la nature humaine. Le concours des deux volontés est nécessaire pour parvenir à cette fin : d’une part, la volonté divine déifiante conférant la grâce par le Saint-Esprit présent dans la personne humaine ; d’autre part, la volonté humaine qui se soumet à la volonté de Dieu en recevant la grâce, en l’acquérant, en la laissant pénétrer entièrement la nature » (ibid., p. 122).
Nous sommes désormais doublement images de Dieu : d’abord, parce que nous avons été créés tels par le Verbe divin et ensuite, parce que nous avons été assumé par ce même Verbe devenu pleinement homme. L’Image éternelle et incréée de Dieu est devenue une seule hypostase avec l’image créée et temporelle : cette hypostase qui a réuni la divinité et l’humanité, c’est le Christ Jésus, notre Seigneur et Sauveur.
En conclusion, chers frères, il faut ajouter que le fait même que nous soyons des personnes, des hypostases, relève, lui aussi, de notre dignité d’image de Dieu. « L’homme est un être personnel placé en face d’un Dieu personnel » (V. Lossky, ibid., p. 119). L’humanité est une seule nature qui se réalise pleinement dans une personne ou hypostase. Comme dans la Trinité où chaque Hypostase divine possède la plénitude de l’essence, sans aucune division ni confusion. Chaque personne humaine possède la plénitude de la nature humaine : elle n’en est pas une partie, ni un individu, mais bien la totalité. La multitude de personnes humaines ne divise pas l’unique humanité, mais l’enrichit. C’est toute la différence entre personne et individu. Le péché nous a rendu individuels, la grâce devait faire de nous des êtres personnels non pas déterminés par la nature et soumis à un destin fataliste, mais capables de déterminer notre nature pour l’assimiler à son Archétype. « La personne humaine, dit V. Lossky, n’est pas une partie de l’être humain, comme les Personnes de la Trinité ne sont pas des parties de Dieu. C’est pourquoi la qualité de l’image de Dieu ne revient pas à un élément quelconque du composé humain, mais se réfère à toute la nature de l’homme dans son intégrité. Le premier homme qui contenait en lui toute la nature humaine était aussi la personne unique » (ibid., p. 115).
Chacun de nous, frères, est une personne unique qui contient toute l’humanité. Chacun de vous est un être personnel créé à l’image de Dieu et placé face aux trois Personnes de l’unique Trinité. Ce qui fait que la Trinité n’est pas trois dieux, c’est d’abord sa consubstantialité, mais aussi l’amour entre les Personnes divines. L’amour est ce qui permet à nous, hommes, de ne pas être des individus, mais des personnes. Reconnaître dans l’autrui l’image de Dieu, se détacher de l’arbitraire individuel pour retrouver la vraie liberté dans notre nature commune, c’est ce que nous cherchons à accomplir en Église pour réaliser en nous l’image de Dieu, pour ressembler ensemble, comme des personnes consubstantielles, à la Trinité digne de toute gloire et adoration.